Dans ce texte dense et profond, Étienne Besse analyse la peinture de Geneviève Besse comme un lieu d’articulation entre espace et temps. Une lecture sensible et exigeante où le signe, la trace et la matière deviennent expérience de la condition humaine.

Regarder un tableau de Genevieve Besse, c’est lentement remonter le fil apparemment à l’abandon d’un signe, d’un signe d’émotion par lequel nous retrouvons sa brume de matière initiale : en deçà du corps et du cri se donne alors la matière d’un langage, entre ruines et éclosion. Des signes reviennent ainsi à leur base matérielle, avant toute prononciation ou désignation ; nous les voyons émerger dans leur potentiel d’articulation charnelle, ou dans l’esquisse d’un geste d’écriture dont ne subsiste ici que la trace de souffle et d’encre. Par cette peinture, le regard se voit, se sent en plénitude, sent émotionnellement le sens de sa sensation et la condition même de celle-ci : l’espace et le temps.

Faire sentir le temps à travers les modes spatiaux propres à la peinture, exprimer le temps à partir de l’étendue picturale, voilà le problème majeur que Geneviève Besse affronte pour exprimer l’origine sensible. Comment peut-on sentir l’expression de cette condition même de la sensibilité ? On ne peut représenter qu’abstraitement l’espace pur, ne serait-ce que parce que nous n’en percevons le volume ou la surface que graduellement ; ainsi, nous ne pressentons la spatialité qu’à l’aide de la chronologie du temps. De même, nous ne percevons habituellement le temps que dans la configuration de son passage, dans la résonance qui fait éclore ses marques, donc toujours selon des témoins spatiaux, ou des localisations d’états d’âme.


Genevieve Besse concentre son examen pictural non pas sur les choses dans l’espace ou au fil du temps ; elle opère plastiquement à l’articulation de l’espace et du temps, là où se donne la forme tout en prenant forme, à l’arête, au cliquetis des structures étendues. Se décèlent alors de multiples foyers de métamorphoses, une focale entre l’usure du temps et l’empreinte de l’espace où s’inscrit la trace des signes, démarquée des deux ordres spatio-temporels tout en en amenant la constitution matricielle. Sentir par la peinture ces sources pures de la sensibilité, c’est sentir cette plasticité à l’œuvre qui naît de la conjonction du temps et de l’espace, dont les fils enchevêtrés se dégagent par strates successives, puis reposent comme un dépôt foisonnant.

La peinture de Genevieve Besse nous retient dans cette expérience, dans la sensation même de notre condition d’êtres sensibles, donc limités par l’affection des sens. On y sent sa finitude d’être de terre conditionné ; nous devenons visuellement des arpenteurs de la condition humaine, des funambules des horizons humains, des équilibristes de notre condition mortelle, dépositaires d’un temps limité parce que seulement vécu. Nous voyons s’exprimer les traces sensorielles de la conjonction spatio-temporelle qui constitue notre monde ; nous glissons sur les formes de la sensibilité elle-même, nous escaladons les blocs vitaux des rives de la mort.

Se donnent alors des signes qui se décantent du dépôt des rétentions temporelles et des fossiles sédimentés de l’espace. Ces signes articulent les traces d’empreinte ; leurs motifs se constituent comme une grammaire de la condition pure, qui se déchiffre dans l’écorce élémentaire des réminiscences préhistoriques de l’espace, extraite de la fosse antédiluvienne du temps. Lorsque nous regardons ces tableaux de silence en ébullition, une sorte de sismographie s’opère entre la vibration de l’espace, qui se moule aux pulsations sonores du signe naissant. Puis elle revient dans le partage du temps, qui recueille son mouvement aux directions du signe, à ses indications multipliées et à leurs germes disséminés.

Par cette peinture, nous constatons que la dilution du temps se perçoit dans un rayonnement spatial qui compresse sa durée jusqu’à la limite de l’éparpillement des lignes, révélant la fin et la définition d’une condition. C’est en « s’abîmant » dans les traces de cette condition dépouillée que s’imprime alors la pointe pure de sa marque nue.

Ainsi viennent d’étranges alphabets sans lettres qui se signent dans l’écart furtif d’interlignes répétant l’écho des marges. Genevieve Besse trouve dans ce nœud spatio-temporel, marqué à sa pointe concentrée, un écart entre l’écho du temps et l’empreinte spatiale. S’articule alors picturalement le silence de l’espace, devenu surface de temps. La fluidité du temps se colmate ; se tisse le sédiment des signes de la condition sensible qui révèle son code et ses occurrences illimitées. Le temps soupire au cœur de sa chronique, se découpe, décompresse sa durée ponctuée dont la latence se dilue sur les latitudes spatiales d’une marque réitérée. Et la marque se creuse dans son signe, appelant la trace de l’écho du temps pour se donner en partage comme une langue renouvelée : le logos du temps fredonnant sa chronologie.

Car cette peinture prononce l’écrit : émerge le signe muet d’une langue des conditions de l’humanité, son cri de vie bouillonnant entre sens et signification, articulant l’interzone du temps et de l’espace. Son climat offre l’écriture dans la patience de sa graphie, dans l’intense concentration de son encre primordiale. Genevieve Besse libère une peinture d’écriture dans ses tableaux, des trames imprégnées par les couleurs du temps. Ils sont les suaires radieux d’une condition humaine ouverte aux mortelles blessures colorées, pansant les marques du monde par des sutures excessives qui intensifient nos sens et réveillent nos forces émotionnelles. Ces toiles forment de minces portées sans clés, dont les lignes de tension génèrent d’heureuses notes spatiales. Tout s’expose dans ce « faire signe » des peintures de Genevieve Besse, multiples accès de transparence, sortes de vitraux laissant se prononcer les combustions de l’instant spatial tissé sur la matière du temps.