Dominique est un conteur d’histoires sur papier, sur les murs ou sur les tables. Il nous invite dans son univers circassien, poétique, rêveur ou cartoonesque — à l’image de cet homme, facétieux et humble.

L’atelier est un petit bureau lumineux. Curieusement, l’atmosphère a quelque chose de forestier. Les dessins couvrent le sol et le mur. La flore y est multicolore. Des petites créatures sautillent. Les animaux ont des trognes bizarres. Dans ce foisonnement se dressent des objets peints de runes blanches sur fond noir. Et tous ces petits mondes s’agitent.

Un plâtre académique d’Hermès se maquille de tatouages folâtres. Une vaisselle éclatante tire le portrait d’un visage bouillonnant d’énergie. Un ordinateur s'est reconverti en boîte occulte énigmatique. Une roche bleutée abrite la mousse mystérieuse d’un écosystème cultivé par Dominique. 

"Un plâtre académique d’Hermès se maquille de tatouages folâtres."

Rien n’échappe au pinceau taquin de Spiessert. Les feutres courent sur des petits formats horizontaux, forment des totems ténus, charment des murs, ou colorient des jouets. Dominique fait des stylos ses baguettes magiques. Eh là, il s’arme d’un bic ! Ne laissez pas traîner un objet chez lui, vous le retrouveriez habité par des créatures oniriques.

En une pirouette, des créatures s'échappent

Tous les jours, Dominique crée de la vie. Aujourd'hui, une chauve-souris à la beauté lancinante s'est échappée d’un papier canson. Hier, un patapouf polymorphe tirait la couverture d’un livre. Demain, le trait sera guidé par un nouvel imaginaire. Pour Dominique, la liberté va avec une discipline quotidienne devenue une habitude. À la manière d’un Hokusai, accompagné chaque matin de son lion, chaque conteur affirme son rapport au temps.

Sans titre, Dominique Spiessert

Dominique commence à dessiner deux formes contraires à même la table. En parallèle, il nous raconte la fascination qu’il a eue pour un autre sorcier rencontré au Japon. Un performeur qui méditait longuement, projetait son geste, visualisait son dessin, puis qui calligraphiait une feuille aussi étendue qu’une salle. Les yeux clairs de Dominique s’illuminent, fascinés, à l’évocation de “seaux pleins d’encre de Chine.” Et là, spontanément, une spirale orange et une triple barre noire émergent de la table.

Dominique manie son art à l’inverse de cette préméditation : “Tu ne sais pas si c’est la tête ou la main.” Ce qui est sûr c’est que son travail est souple, de l’idée au poignet. Il trace alors, instinctivement, un cercle parfait au pinceau.

Dans l'atelier de Dominique, les objets sont habités.

Il aime varier les supports, les sortilèges et les outils de magiciens. “Là je commence par un bonhomme à quatre pattes... Tu sais où tu veux aller, mais dès que tu commences, hop, tu sais plus où ça va.” Sur un dessin, on imagine un corps d’humain qui part en queue de poisson. C’est la main d’abord, la tête suit et l’histoire se noue.

Dominique réalise aussi des couvertures de livre, des pochettes d’album, des devantures de magasin ou de grandes fresques murales. “Le pinceau offre un contact avec le mur, c'est un contact agréable.” La matière appelle le geste et le geste fait vivre les personnages qui prennent forme.

“Le pinceau offre un contact avec le mur, c'est un contact agréable.” Centre culturel de Bléré, Dominique Spiessert

Ses œuvres s’intègrent dans le paysage, dans une gare, un hôpital, une école, ou les façades d’une entreprise. L’art, visible dans la ville, en dehors des expositions, participe quotidiennement à tisser de nouveaux liens.

Comme l’art du cirque, celui de Dominique est particulièrement accessible, sans barrière de langue ou de culture. Il n’y a pas de sens de lecture. On tire un fil pour lire un tableau, on prend un autre chemin dans un autre. L'œuvre de Dominique est particulièrement sinueuse. Si bien qu’un regard porté sera toujours différent d’un autre. Quel spectacle offert !

Promenons-nous dans les aquariums de papiers et les pépinières de krafts qui nous environnent. Les dessins sont saisissables et saisissants. Le monde que Dominique fait vivre se plisse, se dépiaute, mais toujours avec déférence et délice. Là, un détail vous accroche, ici une expression vous surprend. Il y a le cercle, les trajectoires et l’équilibre, il y a aussi l’enchevêtrement et le croisement. Tellement de vie et tant de mouvement !

Sans titre, Dominique Spiessert

Les personnages et les corps sont délestés de la pesanteur, en acrobatie perpétuelle. Ils sont en orbites, se répondent, s'égarent ou se rejoignent comme s’ils faisaient un numéro de trapèze. En suspension de la conversation, Dominique nous arrête sur l’un d’eux. Des corps nus tombent vers un sol uniforme, en chute libre. Libre ? “C’est la vie actuelle : tout le monde tombe”, dit-il avec un sourire espiègle.

Un art de la déambulation

Spiessert fait penser à ces marins aux mille vies qui ont écumé le monde, et dont le regard est habité par un enfant farceur à l'imagination débordante. Des déambulations des traits de Dominique, il y a le sublime et le grotesque, l’harmonie et le chaos, le rire, l’effroi, le merveilleux ou le sordide. On s’en délecte toujours avec amusement. Son art est fait de “collage”, qui mêle par blocs des références scientifiques, philosophiques, classiques, sadiques, voire faussement encyclopédiques. Il déclame, l’œil pétillant d’humour : “je suis un peu pataphysicien.”

En acrobatie perpétuelle, les personnages se répondent.

Dominique a bien des mystères. Il grandit au sein du cirque Pinder, dirigé par son grand-père, descendant de forain. Dans ce petit village, il apprend à manier le charme de la mise en scène et à dompter d’étranges créatures — au rythme de la fête et de l’équilibre nomade. Il se remémore les peintures en sciure réalisées à Noël sur le sol de la piste. De grandes figures animalières colorées. Le chef décorateur du cirque était chargé de renouveler tous les ans, à l’aérographe, la peinture des caravanes fantasmagoriques. Ce peintre italien d’une grande culture l’initie à Bosch, Bruegel et Dürer.

Affiche du cirque Pinder, 1959

Patatras ! À sept ans, Dominique cesse de suivre la troupe pour entrer à l’école. Là, il cherche à s’évader de ce nouveau cadre contraignant. Dans le périmètre des feuilles quadrillées, il retrouve la liberté par le dessin.

Plus tard, il l’enseignera. Ce sera cependant de courte durée. L’art n’occupe que trop peu de place et les taches de peinture de ses élèves hérissent ses collègues. Il se réconciliera avec l’école à Parme, retrouvant le bâtiment des arts au milieu du village. Quels que soient les âges concernés, tous les cours ont lieu dans le Centre d'Art. Nourrissant.

Sans titre, Dominique Spiessert

Direction le “Tourangeau” pour un petit café dans sa taverne habituelle. Il croise plusieurs connaissances qu’il salue chaleureusement. “J’aime découvrir de nouveaux supports”, dit-il en lorgnant un mur vierge. “Tous les gamins dessinent. Pourquoi y’en a qui s’arrêtent et d’autres qui continuent... ? Moi c’est encore l’enfance, le rêve et un peu d’insouciance à apporter.” Au détour d’une ruelle, il pétille de fierté en évoquant son petit-fils qui dessine des dinosaures.

Quelle est sa potion ? Dominique, interloqué, s’amuse de cette question sur ses inspirations. “Tu es influencé par d’autres peintres, de la musique, ce que tu rencontres dans la rue : c’est toi. C’est un mélange. On est des mélanges.” Pas de recette miracle : “Vivre, quoi ; avoir le contact avec les choses et les gens que tu apprécies.”