Echange fluide et profond sur le travail de Sophie Jouve, son essence, sa technique, la liberté qui glisse sur la matière, la surprise des horizons diffus et la précision de ces cadrages ouverts vers l'infini.

Sophie Jouve est née entourée d'œuvres d’art dans la boutique de ses grands-parents antiquaires restaurateurs et également dans l'atelier de son grand-père artiste peintre. D'abord fascinée par le verre, sa transparence, sa lumière et ses couleurs, Sophie s’est formée aux différentes techniques. Elle l'a durant plusieurs années travaillé, fusionné à plat, en relief ou soufflé. Cela lui a permis d’explorer le paradoxe entre matérialité et transparence.

Puis Sophie, inspirée par des peintres comme Gao Xingjian, s'est orientée peu à peu vers la peinture. Aujourd’hui, les encres sur papier lui permettent de transmettre sa vision poétique de l’univers.

Fluidités

Sophie Jouve manipule le papier coton, presque comme un tissu en lui donnant forme et mouvement. Ces papiers de textures variées (torchon, doux, fins ou satinés) offrent un aspect visuel différent mais aussi un toucher unique. L'artiste utilise la souplesse du papier, sa texture et la fluidité des encres pour donner à son geste une liberté qui lui permet d’élargir notre champ de vision et de nous libérer des bornes que les sociétés humaines fixent au temps et à l’espace. C’est une invitation à chacun à appréhender les éléments constitutifs du monde pour se créer des espaces irréels mais possibles, qu’il importe de croire probables.

Sophie Jouve évoque dans sa peinture non-figurative une nature puissante, vibrante de couleurs, d’ors et de lumière, des paysages rêvés, des constructions imaginaires et inhabitées. Elle explore des mondes où le vide s’impose.


Pour faire voyager les couleurs et les encres, elle utilise beaucoup d’eau. C’est ce qui va permettre la liberté des couleurs et des mouvements. "C'est un véhicule fondamental mais qui s’efface sous la matière et disparaît totalement en séchant." L’eau et l’encre, en lavis, sont constitutives de la vie de l’œuvre.

Dans l'oeuvre de Sophie Jouve il y a à la fois maîtrise et lâcher-prise : "Lorsque je parle de mon travail, je dis : « je fais des encres », ce qui est souvent confus pour les gens. C’est important pour moi, je ne peins pas, j’encre ; quand je travaille, j’encre mes mains, mes bras... je me sens alors profondément ancrée contrairement aux encres auxquelles je laisse tout loisir de flotter."

Ses encres sont des couleurs, des pigments très dilués. Elle recherche le moins de matière possible et favorise le papier sous-jacent, sa texture, son grain, son toucher. "J’aime que la peinture s’échappe, m’échappe. Je ne cherche pas à la contrôler, je laisse vivre la matière et mon imaginaire." Ce qu’il advient est le résultat d’un hasard désiré. Des univers naissent, se créent dans un monde poétique, liquide et coloré.

"Mon fil rouge, ma ligne directrice, ce sont les couleurs. C’est une harmonie fondamentale pour moi, une musique visuelle." Les pigments or et argent apportent un peu de matière mais surtout de la lumière, de l’éclat. Ils créent des reflets vivants et pétillants ; c’est l’énergie du monde qui fait surface.

Ligne et cercle

L'artiste peintre recherche en permanence un équilibre entre liberté et cadrage qui s’articule autour de deux constantes géométriques que sont la ligne et le cercle. La ligne, horizon ouvert pousse le regard vers l’infini. "Ces horizons naissent d’une ligne qui souvent s’impose à moi, une ligne d’accroche, une ligne de vie ou d’écriture, un équilibre propice au calme et au rêve. Et si un soleil s’y couche, l’horizon peut devenir le point de fusion des quatre éléments : l’eau, la terre, l’air et le feu."


Les peintres qui peignent sur toiles sont depuis longtemps, contraints par le châssis et limités à des variations de rectangles. Sophie Jouve préfère, elle, la liberté qu'offre le papier pour créer des ronds. "Les peintres italiens de la renaissance peignaient sur des disques en bois, des tondi, qui étaient parfois offerts aux mères venant d’accoucher de leur premier enfant. Cette anecdote rappelle pour moi la thématique de l’eau porteuse de création." Pour l'artiste, le cercle, comme un hublot ou un télescope vient cadrer la vision et rappeler paradoxalement que l’au-delà est possible, absent mais pas inexistant.

Le cadrage

"Je prends l’œuvre brute comme le photographe prend la nature, la ville ou l’humain : un sujet qui lui a été donné à voir mais qu’il n’a pas conçu lui-même. De ce sujet, je prélève, je m’approprie, je choisis une partie qui, esthétiquement ou symboliquement, m’interpelle. C’est là que je reprends le contrôle après avoir laissé l’encre couler librement." Elle découpe et ce qui ne restera pas dans le cadre, elle le jette. "Cette partie du travail, cette chasse où je suis à l’affût d’une vision, de points de rencontre émouvants, m’apporte un grand plaisir créatif."

Vient enfin l'encadrement qui va rattacher l’œuvre au monde réel, aux murs des maisons, aux lieux d’exposition. "Même accrochées, j’aime que mes encres flottent, planent ou surgissent ; gardent un peu de leur liberté en somme." Certes, le cadre limite. Mais il ouvre aussi sur l’imaginaire. La suite est absente, mais pas morte, juste de l’autre côté.